8 albums à écouter cette semaine – 31/10/2025
À 71 ans, Bruce Springsteen dévoile son vingtième opus, Letter to You, en se tournant résolument vers son propre parcours, loin des récits fictifs et des masques qu’il affectionnait auparavant.
Le 4 novembre 2020 marque la sortie de Letter to You, qui s’empare immédiatement de la première place des charts britanniques. Cet album évoque une forme de retour en arrière, avec un regard attendri sur les années 1970, une ère mythique dont le E Street Band, reformé pour l’occasion, restitue fidèlement l’esprit rock endiablé.
On y décèle des échos évidents de The River, à travers une production rugueuse aux guitares acérées, des orchestrations somptueuses au clavier et au piano, et un groove profond qui renvoie à la trilogie emblématique qui propulsa Springsteen au sommet : Born to Run, Darkness on the Edge of Town et The River. Pour enrichir une tracklist composée en un éclair et taillée sur mesure pour son groupe de toujours, il exhume trois morceaux inédits datant des débuts des années 1970. Ces pépites conservent intacte leur énergie brute, leur mordant et leur actualité. Comme il l’avait osé sur High Hopes en 2013, Springsteen revisite ici des créations de sa période glorieuse, époque où on le surnommait le « nouveau Dylan » – un sobriquet qui résonne avec justesse à l’écoute de perles comme « Song for Orphans » ou l’exceptionnel « If I Was the Priest », aux accents de plaidoyers vocaux à la Zim, sans oublier le touchant « Janey Needs a Shooter ». Incroyablement, ces compositions vieilles de près d’un demi-siècle s’harmonisent à merveille dans cet ensemble, même si, au plan lyrique et structural, elles penchent vers ces explosions narratives et ces textes cryptiques qu’il chérissait alors. Au premier abord, ces reliques pourraient sembler en décalage avec l’orientation introspective et presque testamentaire de l’album, mais elles s’y fondent idéalement dans Letter to You, un projet surgi comme par magie. L’ensemble a été capté dans l’urgence, en seulement cinq jours – dont un dédié à l’écoute des prises –, ce qui accentue sa force brute… et son authenticité live ! Accompagné du E Street Band, Springsteen reconstruit en un temps record un « mur du son » à la Phil Spector, imprégné de l’essence des seventies.
Letter to You, qu’on pourrait baptiser « Lettres depuis mon domaine », en hommage à ce conteur du New Jersey, rend un vibrant hommage à la musique, aux liens d’amitié et à la solidarité, des piliers récurrents dans l’œuvre de Springsteen – on pense à « We Take Care of Our Own » de 2012, loin d’être anodin. Cet album singulier regorge d’hommages discrets à ceux qui l’ont quitté, comme les anciens du E Street Band, Danny Federici et Clarence Clemons, ou dans l’émouvant « Last Man Standing », qui évoque son premier combo, les Castiles, dont il est le dernier survivant. Douze pistes pour près d’une heure de pur plaisir auditif, sans un seul instant superflu.
Brisant avec sa tradition, qui allait de son premier album à Western Stars, Springsteen s’expose ici sans fard. Il délaisse ses portraits de marginaux – ces âmes perdues du Midwest, ces bourgs désertés, ces prolétaires malmenés, ces adolescents précoces, ces rêveurs de la route ou ces passionnés de vitesse – pour s’adresser directement à lui-même, au je intime : son existence, sa régénération par le rock et son amour indéfectible pour la chanson.
Sa voix, moins tonitruante qu’autrefois, gagne en subtilité et en émotion, rappelant par instants Western Stars ou les murmures hantés de Nebraska. L’album passe en revue les fondations de sa trajectoire : ses proches, son entourage familial, la foi, et surtout la musique, plutôt qu’un pamphlet engagé – bien que « Rainmaker » glisse une allusion voilée à la politique, avec ce vers sur un « clown voleur » qui s’empare du pouvoir sans jamais le mériter.
Dans une confidence à Rolling Stone, Springsteen révèle avoir composé ce morceau avant l’ère Trump, mais sa charge reste d’une brûlante actualité, d’autant que la parution, dix jours avant l’élection présidentielle américaine, n’est pas fortuite. Souvenons-nous de Working on a Dream, lancé en pleine campagne et célébrant l’ascension d’Obama au pouvoir.
Letter to You s’affirme ainsi comme une profession de foi singulièrement intime, fruit d’années à sonder son histoire : d’abord via une autobiographie percutante, Born to Run, puis en la narrant nuit après nuit sur la scène de Broadway pendant plus d’un an. Ce processus l’a libéré des figures imaginaires pour embrasser le réel – lui, dans toute sa complexité : serein ou furieux, joyeux ou mélancolique, en tant qu’artiste et scribe. Un indispensable de la rentrée, déjà entré au panthéon.
