Bruce Springsteen : Des fantômes, des guitares et le E Street Band
À 71 ans, Bruce Springsteen dévoile son vingtième opus, Letter to You, en se tournant résolument vers son propre parcours, loin des récits imaginaires et des masques qu’il affectionnait tant.
Le 4 novembre 2020, Letter to You de Bruce Springsteen accède à la première place des charts britanniques.
Cet album évoque une forme de réminiscence, avec un artiste qui jette un œil dans le passé, multipliant les allusions à l’âge d’or des années 1970. Le retour du E Street Band y rend un vibrant tribut à cette période, à travers son énergie brute et reconnaissable.
On y décèle une proximité avec The River, dans sa réalisation : des guitares rugueuses, des orchestrations riches au clavier et au piano, et un rythme profond qui fait écho à la trilogie emblématique qui a propulsé Springsteen au sommet du rock – Born to Run, Darkness on the Edge of Town et The River. Pour enrichir une tracklist composée en quelques jours et conçue pour réunir son groupe de toujours, il exhume trois compositions datant des débuts des années 1970. Ces morceaux conservent intacte leur fougue, leur impact et leur actualité. Comme il l’avait osé sur High Hopes en 2013, Springsteen recycle ces pépites de son ère fondatrice, époque où on le surnommait le « nouveau Dylan » – un sobriquet qui sonne plus pertinent que jamais à l’écoute de ces bijoux comme « Song for Orphans », l’exceptionnel « If I Was the Priest » – un titre inoubliable ! – évoquant les envolées lyriques du maître du folk, ou le saisissant « Janey Needs a Shooter ». Le plus étonnant est leur seamless intégration dans cet ensemble récent, même si, au plan harmonique et lyrique, ils puisent dans un style plus introspectif et mystérieux, typique de ses débuts. Ces reliques quinquagénaires paraissent d’abord un peu à part dans un disque centré sur l’évocation intime et le souvenir, mais elles s’y fondent finalement à merveille dans ce Letter to You, surgi comme par magie ! L’enregistrement, impulsé par une urgence palpable, n’a duré que cinq jours – dont un dédié à l’écoute des prises –, ce qui accentue sa force brute… et son esprit live ! Accompagné du E Street Band, il reconstruit en un temps record un « mur du son » à la Phil Spector, imprégné des seventies.
Letter to You, que l’on pourrait rebaptiser « Lettres du ranch du New Jersey », à la manière d’un conteur local, met en lumière la musique, les liens d’amitié et la solidarité – des thèmes chers à Springsteen, comme en témoigne sa chanson « We Take Care of Our Own » de 2012. Ce projet surprenant regorge d’hommages aux compagnons partis trop tôt, dont deux piliers du E Street Band, Danny Federici et Clarence Clemons, ou encore dans le touchant « Last Man Standing », dédié à son premier groupe, les Castiles, dont il est le dernier survivant. Douze chansons pour près d’une heure de pur plaisir auditif, sans aucun temps mort.
À l’inverse de ses habitudes, des débuts jusqu’à Western Stars, il s’expose ici sans fard. Il délaisse ses habituels portraits de marginaux – ces vagabonds du Midwest, ces cités désertes, ces prolétaires au bout du rouleau, ces adolescents précoces, ces rêveurs de la route ou ces amateurs de vitesse sur les autoroutes. À la place, il s’adresse à nous en son nom propre, narrant sa trajectoire, sa régénération par le rock et son amour indéfectible pour la chanson.
Sa voix, moins tonitruante qu’autrefois, adopte une palette plus subtile et émotive, proche de celle entendue sur Western Stars. Elle rappelle parfois les murmures hantés de Nebraska, avec ce ton chuchoté et introspectif… L’album est une introspection sur les piliers de son existence : relations amicales, famille, foi, et bien sûr la musique, plutôt qu’un pamphlet rock engagé. Seul un morceau, « Rainmaker », aborde explicitement le politique par sous-entendus, avec cette ligne évocatrice : « un clown criminel a volé le trône et dérobe ce qu’il ne pourra jamais posséser ».
Dans une entrevue pour Rolling Stone, Springsteen révèle avoir composé ce titre avant l’arrivée de Trump au pouvoir, mais sa résonance demeure intacte. La sortie de l’album, dix jours avant l’élection présidentielle américaine, n’est pas anodine. On pense à Working on a Dream, paru lui aussi en pleine campagne, qui avait salué le retour des Démocrates avec l’ascension d’Obama.
Letter to You s’impose ainsi comme une confession inattendue : cette introspection s’explique par les années récentes, marquées par l’écriture de son autobiographie captivante Born to Run, et par ses soirées sur les planches de Broadway, où il revisitait son histoire pendant plus d’un an. Ce processus l’a libéré des figures inventées pour embrasser sa propre vérité. On y découvre l’homme dans toute sa complexité : serein ou tourmenté, joyeux ou mélancolique, en tant que créateur et interprète – en somme, tout ce que l’aura de Bruce Springsteen représente. Un indispensable de la semaine, déjà entré dans la légende.
