8 albums à écouter cette semaine – 07/11/2025

À 71 ans, Bruce Springsteen dévoile son vingtième opus, Letter to You, en se tournant résolument vers son propre parcours, loin des récits imaginaires et des masques qu’il affectionnait auparavant.

Le 4 novembre 2020, Letter to You de Bruce Springsteen s’empare de la première place des charts britanniques.

Cet album évoque une forme de retour en arrière, avec un artiste qui jette un œil sur son passé, multipliant les clins d’œil à l’ère glorieuse des années 1970. Le E Street Band, réuni pour l’occasion, y restitue un hommage vibrant à cette période mythique par son énergie sonore.

On y décèle une proximité avec The River, à travers une réalisation brute marquée par des guitares acérées, des nappes de claviers et de piano grandioses, ainsi qu’un rythme profond qui fait écho à la trilogie emblématique ayant propulsé Springsteen au sommet du rock : Born to Run, Darkness on the Edge of Town et The River. Pour enrichir une tracklist composée en un clin d’œil et conçue pour ce come-back de son groupe de soutien, il a exhumé trois compositions datant des débuts des années 1970. Ces morceaux conservent intacte leur fougue, leur punch et leur actualité. Comme sur High Hopes en 2013, Springsteen revisite ici des pépites de son âge d’or, époque où on le comparait au « nouveau Dylan » – une étiquette qui résonne avec justesse à l’écoute des exceptionnelles « Song for Orphans » et « If I Was the Priest », dont l’intensité oratoire évoque les envolées du maître, ou encore l’émouvante « Janey Needs a Shooter ». Plus étonnant encore, ces titres vieux d’un demi-siècle s’harmonisent à merveille avec le reste de l’album, même si, au plan musical et lyrique, ils penchent vers ces audaces épiques et ces paroles cryptiques qui marquaient alors son style. À première vue, ces reliques pourraient sembler en décalage avec l’orientation nostalgique et presque autobiographique de l’ensemble, mais elles s’y fondent idéalement dans ce Letter to You surgi comme par magie ! L’urgence a en effet présidé à sa conception : enregistré en cinq jours seulement, dont une journée dédiée à l’écoute des prises, ce qui accentue sa force brute… et sa vitalité scénique ! Accompagné du E Street Band, il a rebâti en un temps record un « mur du son » à la Phil Spector, imprégné d’un esprit des années 70 pur jus.

Surnommable « Lettres de mon ranch », en clin d’œil à un Daudet du New Jersey, Letter to You magnifie la musique, les liens d’amitié et la solidarité – des valeurs que Springsteen porte depuis toujours dans son œuvre, comme l’illustrait déjà « We Take Care of Our Own » en 2012. Ce projet inattendu abonde en hommages aux compagnons partis trop tôt, dont deux piliers du E Street Band, Danny Federici et Clarence Clemons, ou encore dans l’élégiaque « Last Man Standing », qui évoque son premier groupe, les Castiles, dont il est le dernier survivant. Au total, douze chansons pour près d’une heure de pur bonheur auditif, sans temps mort.

Brisant avec ses habitudes, qui allaient de son premier album à Western Stars, il s’expose ici sans fard. Il délaisse ses figures emblématiques – ces vagabonds du Midwest, ces cités désertées, ces prolétaires défavorisés, ces adolescents précipités dans l’âge adulte, ces rêveurs de la route, ces amateurs de vitesse filant sur les autoroutes – pour se confier à la première personne. Adieu aux cow-boys usés et aux cols bleus résignés ; place à son histoire intime, sa résurrection par le rock et son amour indéfectible pour la chanson.

Sa voix, moins tonitruante qu’autrefois et voisine de celle sur Western Stars, gagne en subtilité et en émotion, flirtant parfois avec le murmure introspectif de Nebraska. L’album dresse un bilan de ce qui a jalonné son existence : ses proches, sa famille, la foi, son art musical, plutôt qu’un pamphlet rock engagé. Seule exception notable, « Rainmaker », où une allégorie politique pointe un « clown criminel » qui a usurpé le pouvoir et s’approprie l’inedeffable – une flèche discrète, facile à interpréter.

Dans un entretien pour Rolling Stone, Springsteen précise avoir composé ce morceau avant l’arrivée de Trump au pouvoir, mais sa résonance reste intacte, et sa sortie dix jours avant l’élection présidentielle américaine n’est pas anodine. On pense à Working on a Dream, paru lui aussi en pleine campagne et ayant soutenu l’ascension démocrate avec l’élection d’Obama.

Letter to You apparaît ainsi comme une profession de foi singulièrement intime, fruit des années récentes passées à explorer son cheminement. D’abord via une autobiographie captivante, Born to Run, puis en revivant son parcours chaque soir sur les planches de Broadway pendant plus d’un an. Cette introspection l’a conduit à troquer les héros de fiction contre le protagoniste authentique : lui-même, dans toute sa complexité – serein ou courroucé, joyeux ou mélancolique, en tant qu’artiste et écrivain. En somme, l’essentiel de la semaine, et déjà un pilier du répertoire.