The Saints – Long March through the Jazz Age
« Cabin in the Sky », le premier opus du groupe hip-hop légendaire De La Soul depuis presque dix ans, offre un hommage émouvant à son cofondateur Dave « Trugoy the Dove » Jolicoeur, parti en 2023.
Avec cet album, la collection « Legend Has It… » accomplit enfin sa vocation profonde. Son but principal : « Conserver l’héritage, honorer l’actualité et propulser le hip-hop demain ». Mass Appeal Records a investi l’année dernière dans cette série qui met en valeur sept disques phares de l’ère dorée du genre. Cependant, les cinq premiers volumes ont souvent laissé à désirer. Les rééditions de Slick Rick, Raekwon ou Mobb Deep paraissaient parfois comme de simples échos fanés de triomphes anciens. Cet effort, en revanche, marque un tournant décisif. Par un twist ironique, cet horizon futur passe ici par l’idée d’accueillir la finitude. Il s’agit de l’affronter, et même de la magnifier.
Le hip-hop abonde en tributs uniques à des disparus aimés, de « Pour Out a Little Liquor » de 2Pac à « The Birds Don’t Sing » de Clipse. Les explorations complètes sur un album entier paraissent plus exceptionnelles : on pense à Care for Me de Saba, imprégné de douleur après l’assassinat d’un proche. Cabin in the Sky, quant à lui, puise dans une créativité trans-genre, rappelant Margarine Eclipse de Stereolab, où le combo avant-pop de Chicago gérait le deuil de sa membre emblématique Mary Hansen. Sur ce disque de 2004, la voix principale Laetitia Sadier parvenait à peine à enchaîner quelques pistes avant de murmurer, impuissante, « Margie », comme pour invoquer une présence absente.
Cabin in the Sky, où les rescapés Kelvin « Posdnuos » Mercer et Vincent « Maseo » Mason rendent hommage à leur frère Dave « Trugoy the Dove » Jolicoeur, évoque cette même atmosphère.
Plusieurs titres se déploient paisiblement, jusqu’à ce que Posdnuos évoque soudainement son compagnon perdu, ou, sur « A Quick 16 for Mama » en featuring avec Killer Mike, rende grâce à sa mère défunte. Avec Maseo, ils transmettent l’image d’une danse au milieu des pleurs, oscillant entre joie explosive et choc post-traumatique face à l’adversité surmontée.
Une création conceptuelle et touchante
De La Soul a coutume d’enrober ses albums dans des structures narratives innovantes. « Saison Neuf », comme le nomme Posdnuos pour Cabin in the Sky, suit cette tradition. Il débute par un appel nominal dirigé par Giancarlo Esposito. Les plus jeunes le reconnaîtront pour ses rôles dans Breaking Bad et Better Call Saul, tandis que les aînés décèleront l’écho à sa prestation marquante dans School Daze de Spike Lee (1988), un hommage aux universités noires historiques.
Esposito énumère une litanie de collaborateurs comme Nas, Common, Q-Tip et Slick Rick, avant de s’interrompre net sur le nom de Trugoy. Sa voix s’estompe en murmurant : « Dave ? Dave… »
Premier effort de De La Soul depuis And the Anonymous Nobody (2016), et d’une durée d’une heure et dix minutes, Cabin in the Sky donne l’impression d’un projet mûri sur près d’une décennie, bien antérieur au décès de Trugoy en 2023.
Yukimi Nagano de Little Dragon revisite « Cruel Summer » de Bananarama sur « Cruel Summers Bring FIRE LIFE!! », pour que le morceau pivote après une minute vers Trugoy the Dove chantant sur un sample de « Everybody Loves the Sunshine » de Roy Ayers Ubiquity. Puis, il enchaîne abruptement sur « Day in the Sun (Gettin’ Wit U) », où Yummy Bingham interprète le chœur dans un style évoquant Roberta Flack et Donny Hathaway sur « Back Together Again ».
Partout, on retrouve la parole singulière et un peu bancale de Posdnuos. C’est ludiquement rétro et, avouons-le, un brin gauche et sentimental. Pourtant, cette vision de adultes s’amusant avec entrain et maladresse sur des classiques vintage sonne plus authentique et captivante que Ghostface Killah jouant les durs invétérés de sa prime jeunesse sur Supreme Clientele 2.
« Mayday! Mayday! / On a ces rappeurs ici qui vivent bien comme si c’était encore leur heure de gloire », lâche Posdnuos sur « Palm of His Hands ». Puis, la tonalité se grave : « Comment sommes-nous encore là ? Seul Dieu sait pourquoi. »
Entre réminiscences et ardeur spirituelle
Les fidèles de longue date repéreront comment les airs enlevés de Cabin in the Sky, les clins d’œil au patin à roulettes d’antan et les interludes humoristiques avec Jay Pharoah de Saturday Night Live rappellent les vibes de productions antérieures comme De La Soul Is Dead. À la différence de ce chef-d’œuvre de 1991, Cabin in the Sky délaisse la moquerie pour embrasser l’élan évangélique de « Believe (In Him) ». Fidèle à son habitude, Posdnuos dédie des couplets à admonester les brebis égarées de la communauté noire.
« Tant de gens hypnotisés par le désordre / Ils entendent le bourdonnement dans leurs oreilles / C’est les dieux essayant de les aligner / Mais contrairement aux pianos, ils choisissent d’être désaccordés, c’est donc là que vous les trouvez », déclame-t-il sur « EN EFF », un duo avec Black Thought et DJ Premier, point culminant de l’album.
Autrefois, il aurait servi ces vers avec un ironie mordante ou une rage contenue. Les puristes débattent encore si « Stakes Is High », le classique de 1996 de De La Soul, est un cri d’alarme contre la dérive du rap vers les stéréotypes de rue ou une leçon moralisatrice et élitiste.
Ici, il exprime une forme de fatalisme serein. « Vivre et laisser donner la vie, et quand la mort est en vue / J’espère être entouré de mes graines / Leur dire de s’aimer les uns les autres / Dire à mon fils de traiter une femme mieux que j’ai traité sa mère », rappe-t-il sur le titre éponyme.
Près de quatre décennies après leur union comme ados de Long Island, De La Soul maîtrise encore l’art des albums-événements qui captivent l’auditoire. C’est l’un de leurs talents sous-estimés – peu de groupes de rap méritent un examen critique aussi intense à chaque sortie – et la clé de l’attrait de Cabin in the Sky, malgré une dose excessive de douceur pop.
Le trio, aujourd’hui duo, brille dans l’agencement des morceaux et l’empilement d’idées, rendant leurs réflexions sur le deuil surmonté et l’acceptation du temps qui passe plus affirmatives que larmoyantes. Les textes de Posdnuos ne scintillent peut-être plus autant qu’avant, mais il dépeint avec justesse un artiste noir sceptique face à un système où « Nous valons des millions mais ne sommes pas millionnaires / Parce que les règles de l’industrie musicale sont en mauvais état », comme il le note sur « EN EFF », sans pour autant perdre pied sur l’avenir. Dans le créneau florissant du rap des vétérans, c’est une réussite notable.
