Thomas Raggi – Masquerade

Un Coffret Exceptionnel pour Célébrer les 50 Ans de l’Album Iconique

Dans ce coffret luxueux, on retrouve des héros, des spectres, des démos jamais entendues et des captations live officielles, tous réunis pour marquer les cinquante ans d’un disque légendaire.

Rappelez-vous votre jeunesse ? Bien que les membres de Pink Floyd (sauf le batteur Nick Mason) ne semblent pas friands de ce genre de réminiscence, ces premiers mots de « Shine On You Crazy Diamond » capturent à merveille l’essence de ce coffret commémoratif pour le 50e anniversaire. C’est une plongée exhaustive dans le point culminant de la carrière du groupe, une sorte de machine à remonter le temps qui compile les moments les plus singuliers de l’histoire de ce quatuor.

Cinquante ans après sa sortie, on oublie souvent la tension qui pesait sur le groupe pour égaler le triomphe de The Dark Side of the Moon avec un opus au moins aussi mémorable. David Gilmour avait un jour évoqué un sentiment d’emprisonnement créatif. Pourtant, ils ont uni leurs forces pour produire un album peuplé de figures mythiques, de victimes sacrifiées, de quêteurs d’authenticité et de désenchantés, le tout enveloppé dans un tourbillon de synthétiseurs vaporeux et de guitares aux accents blues revisités.

Cette nouvelle compilation Wish You Were Here reprend la plupart des extras du coffret « Immersion Edition » de 2011, mais le partenariat récent avec Sony a permis d’ajouter des mixes initiaux, quelques esquisses, des variantes, et une captation live de 1975 à Los Angeles, désormais légitimée. Pas de bouleversements radicaux – l’album original est déjà impeccable –, mais une vue d’ensemble enrichissante sur une période où les quatre musiciens opéraient presque en parfaite synchronie, affinant ainsi l’écoute de l’œuvre principale.

Un Classique Intemporel

À ce jour, l’album studio surpasse thématiquement et musicalement Dark Side, ainsi que les deux disques suivants. Les textes de Roger Waters conservent leur mordant – une charge contre le conformisme (« Welcome to the Machine »), l’industrie musicale (« Have a Cigar »), et le vide existentiel de l’humanité (la piste éponyme) –, mais des éclats d’optimisme et d’ironie percent, impossibles à contenir. La séquence « Shine On » rayonne encore de son motif cosmique en Si bémol-Fa-Sol-Mi composé par Gilmour (aussi iconique que le tintement de NBC), des nappes de synthé aériennes et parfois groovy de Richard Wright, et de l’hommage lyrique de Waters à la dérive de Syd Barrett.

« Welcome to the Machine » pourrait passer pour le morceau le plus sombre du répertoire – avec Waters tonnant des répliques comme « On t’a dicté tes rêves » sur un fond de synthé abrasif signé Wright – sans The Wall pour comparaison, mais l’idée d’acheter une guitare « pour faire enrager ta mère » garde son humour piquant. « Have a Cigar » illustre comment l’industrie vous renvoie votre propre reflet dans une satire acérée des coulisses du spectacle, portée par la voix suave de Roy Harper en invité et un final jam endiablé. Enfin, « Wish You Were Here » demeure la ballade la plus émouvante du groupe, une réflexion sur la perte et le troc entre idoles et ombres. C’est le sommet poétique de Waters. Tous les membres ont co-écrit ce disque, sauf Mason, passionné de bolides, qui filait au volant de sa « Jag-yoo-ar », soulignant leur collaboration étroite.

Esquisses et Trésors Inédits

Les bonus regorgent de spéculations « et si ? », révélant des voies alternatives explorées par le groupe. Ça débute avec trois chutes déjà sorties dans l’édition « Immersion » : « Wine Glasses », ébauche primitive de « Shine On » par Gilmour, avec un drone généré par un doigt sur un verre ; une mouture de « Have a Cigar » où Waters ricane les couplets (la version de Harper l’emporte) ; et une interprétation enchanteresse de « Wish You Were Here » agrémentée d’un violon virtuose par Stéphane Grappelli, enregistré dans le même studio. Cette dernière piste frôle la perfection excessive pour le morceau ; le solo de guitare murmuré de Gilmour en clôture de l’enregistrement officiel traduit mieux l’isolement des mots de Waters.

Les inédits démarrent avec un mix brut de 19 minutes d’une répétition instrumentale de « Shine On », dévoilant ce qu’aurait pu être la piste comme une épopée unitaire. Elle s’ouvre vers la Partie II, met en lumière l’improvisation étincelante de Gilmour et la basse rythmée de Waters dans la Partie V, menant à la VI, formant un rare flux continu. Initialement prévue pour une face entière de vinyle, à l’image de « Atom Heart Mother » ou « Echoes » (l’autre face abritant des prototypes de « Dogs » et « Sheep » d’Animals), elle a été scindée par Waters, complétée par « Machine » et « Cigar » pour renforcer les motifs d’aliénation sociale, au prix d’une rupture organique.

Ici, la liaison coule de source, comme une variante parallèle du titre, qui s’efface au seuil d’un virage funk à la Parliament, Wright improvisant des motifs cosmiques dignes de Bernie Worrell.

La démo de Waters pour « The Machine Song » évoque un voile étouffant, similaire à ses esquisses de The Wall. Elle dégage une tonalité plus lasse que la fureur de « Welcome to the Machine », avec des paroles moins acérées. Pas de guitare achetée pour « punir » la mère, mais pour l’« alarmer ». Les craquements et explosions de synthé persistent, annonçant une esthétique rock industriel aboutie. La variante « Demo #2, Revisited » paraît plus adaptée au groupe, avec guitare wah-wah et nappes glacées, mais l’ensemble reste apaisé, plus « mécanique » que rageur, flirtant avec l’art rock plutôt que l’ampleur des stades.

Les deux versions alternatives de « Wish You Were Here » illustrent l’évolution, surtout chez Gilmour. Le « Take 1 » débute par un solo acoustique distinct de l’original, avec une diction hésitante sur les vers de Waters et un refrain altéré. Sans les interférences radio ou le long solo final, ça évoque une bluette folk campfire que les Eagles auraient pu adopter, loin de l’émotion brute finale. Le « pedal steel instrumental » remplace la voix par la pedal steel angélique de Gilmour : divin, comme une bande-son de générique, il rivalise en intensité avec la version chantée, une réussite inhabituelle.

Captation Live à Los Angeles en 1975 : Une Pépite Oubliée

Ce live, enregistré le 26 avril 1975 – six mois avant la parution de l’album – à la Los Angeles Sports Arena par un auditeur astucieux, offre une qualité stéréo approchant le quadraphonique en concert. Dommage que Pink Floyd n’ait pas anticipé l’enregistrement ou la mise en scène de leurs shows, préfigurant les arènes modernes des années 70 où les albums live cartonnaient. Professionnel, ce document surpasserait les grands live de l’époque, capturant le groupe authentique, sans overdubs postérieurs pour masquer les imperfections.

La tracklist ouvre sur les proto-chansons d’Animals, alors « Raving and Drooling » et « You’ve Got to Be Crazy », avec des lyrics inférieurs (Gilmour y chante « Il faut sourire encore, avaler une pilule » dans la seconde). Les claviers de Wright vrombissent comme un essaim dans la première. Patience, effort et substances étaient de mise pour endurer 25 minutes de matériel futuriste. Comme Waters l’annonce avant « Crazy » : « Ou ça vous parle, ou pas. » Le quatuor y met pourtant l’énergie.

Suit la suite « Shine On », fractionnée avec « Have a Cigar » intercalé. Les versions studio masquent la prouesse : comment quatre musiciens livrent-ils cette densité live ? On identifie les coupes chez Gilmour et Wright. La première section culmine sur une note éthérée de Wright, saluée par un cri du public (« non » ou « whoa »), avant que Gilmour n’attaque le riff de « Cigar » avec une puissance accrue. En live, c’est du funk heavy-metal. Waters lead, doublé par Gilmour en grave ; ça gagne en saveur avec son solo blues débridé, loin de l’original.

La guitare tourmentée de Gilmour ramène à « Shine On ». Les claviers de Wright paraissent plus légers que en studio, mais il conclut en fanfare triomphante. Waters close la partie en houspillant la sécurité : « Asseyez-vous et profitez ! »

La seconde moitié recrée intégralement The Dark Side of the Moon, plus fluide. Gilmour étire un jam sur « Breathe (In the Air) », soupire plus sur « Time ». « The Great Gig in the Sky » vire jazz avec les harmonies des Blackberries évoquant Clare Torry. Sur « Us and Them », les voix s’échangent pour mimer l’écho. « Any Colour You Like » s’allonge à 8h30, et « Eclipse » euphorique précède un retour pour les 22 minutes grandioses de « Echoes », boostées d’un sax de Dick Parry. On ne peut qu’envier d’y avoir été – peu l’ont fait.

Bilan Final

L’édition vinyle du coffret propose un 45 tours bonus avec deux lives de l’« Immersion » : un « Shine On You Crazy Diamond » continu de 20 minutes et un « You’ve Got to Be Crazy » de 18 minutes, du Wembley Empire Pool en 1974. Un Blu-ray offre divers mixes (stéréo originel, Atmos, 5.1, Quad vintage) plus animations live, une réplique du single japonais de « Have a Cigar », une affiche et un livret caricatural style Zap Comix dépeignant les musiciens, dont Waters en séance massage dénudée.

Sony, acquéreur du catalogue pour 400 millions de dollars l’an dernier, a soigné la présentation pour rentabiliser. L’emballage impressionne, les visuels d’Hipgnosis sont impeccables. Le livre relié regorge de photos inédites (découvrez enfin l’homme invisible au dos de la pochette) et de rares images de Syd Barrett en studio.

À l’origine, des fissures internes émergeaient. Mais en 1975, le quatuor fusionna pour un chef-d’œuvre. Ce coffret ravive cette jeunesse : héros et fantômes, légendes et martyrs, tous « pink » au fond.